L’innovation technologique est souvent perçue comme un moteur de progrès économique. Elle permet d’améliorer la productivité, de créer de nouvelles industries et d’augmenter le niveau de vie. Cependant, de plus en plus de données comme celles de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) et du Fonds Monétaire International (FMI) soulignent que la technologie, notamment les récentes avancées dans l’automatisation et l’intelligence artificielle, joue également un rôle dans l’érosion de la part de la richesse mondiale allouée aux salaires.
Historiquement, chaque révolution technologique a entraîné une augmentation de la productivité. Des innovations telles que la machine à vapeur ou l’électricité ont considérablement accru la production tout en créant des emplois dans de nouveaux secteurs. De même, l’avènement de l’informatique et de l’automatisation moderne a, dans un premier temps, favorisé la croissance économique et la création d’emplois. Cependant, depuis quelques décennies, une rupture dans cette dynamique semble s’être installée.
Si la productivité continue d’augmenter, on constate que la part des revenus provenant du travail, c’est-à-dire des salaires, a stagné, voire diminué, dans de nombreux pays. Selon l’OIT, la part des salaires dans le produit intérieur brut (PIB) mondial a reculé au cours des dernières années, une tendance accélérée par les innovations technologiques. En 2019, les salaires représentaient 52,9 % du PIB mondial. Cependant, en 2023, cette part a chuté de 0,6 point, avec des régions comme l’Afrique et les Amériques connaissant les plus fortes diminutions. Cette perte représente environ 2 400 milliards de dollars sur cinq ans, une baisse significative pour les travailleurs.
L’un des principaux facteurs de ce déclin est l’automatisation des tâches autrefois réalisées par les humains. Les machines et les logiciels remplacent progressivement les compétences manuelles et cognitives dans des secteurs aussi variés que l’industrie manufacturière, les services financiers ou même le domaine créatif. Ce phénomène conduit à une diminution de la demande pour certaines catégories de travailleurs, accentuant la pression à la baisse sur les salaires.
D’un côté, l’innovation stimule indéniablement la productivité. L’OIT souligne que la productivité du travail a augmenté de 2,1 % en moyenne l’année suivant l’adoption d’une innovation majeure. Cependant, cette croissance de la productivité ne se traduit pas par une augmentation proportionnelle des salaires ou de l’emploi. En réalité, la production augmente, mais moins que la productivité, ce qui signifie que le nombre d’heures travaillées diminue et, par conséquent, l’emploi stagne ou recule.
En décembre dernier, le FMI a également exprimé des préoccupations similaires. La substituabilité croissante des travailleurs par des machines et des systèmes d’IA accentue les inégalités salariales et favorise une plus grande concentration de la richesse entre les mains des propriétaires du capital. Cela pose une question fondamentale : qui bénéficie réellement des progrès technologiques ?
L’un des effets les plus notables de cette dynamique est l’aggravation des inégalités. Les gains de productivité générés par l’innovation sont de plus en plus captés par les détenteurs de capital, au détriment des salariés. Un rapport du FMI indique que, même si l’augmentation de la productivité peut à long terme profiter à la société dans son ensemble, les perdants seront concentrés parmi les travailleurs les moins qualifiés, dont les salaires réels pourraient chuter.
Un sondage mené aux États-Unis en mars 2024 par la start-up Beautiful.ai révèle une tendance inquiétante : 45 % des managers considèrent l’IA comme une opportunité pour réduire les coûts salariaux. Ces résultats témoignent d’une perception croissante selon laquelle la technologie ne servira pas nécessairement à améliorer les conditions de travail, mais plutôt à maximiser les marges des entreprises.
La diminution de la part des salaires dans la richesse mondiale a des implications profondes sur la stabilité sociale et économique. Une telle situation creuse les inégalités, car le capital, qui bénéficie davantage des gains de productivité, est souvent concentré entre les mains d’une minorité. Lorsque les travailleurs ne bénéficient pas équitablement des progrès technologiques, cela peut entraîner des tensions sociales accrues, comme en témoignent les mouvements sociaux et les protestations pour de meilleures conditions salariales.
D’un point de vue économique, une répartition inégale des richesses peut également freiner la croissance globale. En effet, lorsque la majorité de la population dispose de moins de revenus, la demande intérieure pour les biens et services peut diminuer, ralentissant ainsi l’économie. De plus, les travailleurs qui ne sont pas suffisamment rémunérés sont moins enclins à investir dans leur propre éducation et formation, ce qui pourrait limiter l’innovation future et aggraver les inégalités de compétences.
Face à cette situation, plusieurs pistes sont envisagées par les économistes et les décideurs politiques pour rééquilibrer la répartition des richesses.
L’une des solutions les plus fréquemment évoquées est d’instaurer des taxes plus élevées sur les profits des grandes entreprises technologiques ou sur les hauts revenus afin de redistribuer la richesse plus équitablement.
De plus, certaines voix, notamment dans la Silicon Valley, plaident pour l’introduction d’un revenu universel de base. Ce système consisterait à verser un revenu minimal à chaque citoyen, indépendamment de son emploi, afin de compenser les pertes liées à l’automatisation.
Pour limiter l’érosion des salaires, il est également nécessaire de renforcer le pouvoir de négociation des travailleurs, notamment à travers les syndicats. Une meilleure protection sociale et des conditions de travail plus justes pourraient atténuer l’impact des technologies sur les salaires.
Enfin, la formation professionnelle doit devenir une priorité afin de permettre aux travailleurs de s’adapter aux nouvelles exigences du marché. Les gouvernements et les entreprises doivent investir davantage dans l’éducation et les programmes de reconversion pour que les employés puissent évoluer avec les avancées technologiques.
L’innovation technologique, tout en offrant des perspectives prometteuses en termes de productivité et de croissance économique, menace de plus en plus la stabilité des salaires dans le monde. Les organisations internationales, comme l’OIT et le FMI, soulignent les risques que cela présente pour l’équité sociale et économique. Si aucune mesure n’est prise pour redistribuer équitablement les fruits de l’innovation, les inégalités pourraient s’aggraver, entraînant des tensions sociales et une baisse de la cohésion économique. Le défi pour les décideurs politiques et économiques est de trouver un moyen d’intégrer ces technologies tout en garantissant une meilleure répartition des bénéfices à l’ensemble des travailleurs.