Antoine Debure : De nombreuses études scientifiques établissent un lien entre réorganisation et manifestations négatives pour la santé des salariés. D’ailleurs, elles ne datent pas d’hier. Déjà dans les années 80, des chercheurs ont mis en avant une corrélation entre des populations de salariés soumis à des changements organisationnels et l’augmentation des troubles physiologiques, tels que une pression artérielle élevée et d’autres problèmes cardiovasculaires, ainsi que des troubles comportementaux, comme une consommation excessive d’anxiolytiques, d’antidépresseurs ou encore de somnifères. Une augmentation des accidents du travail est également constatée parmi les entreprises qui se restructurent. Assez naturellement, l’attachement des salariés à leur entreprise est impacté, entraînant une baisse de la productivité. Ces observations sont vraies quelque soit le statut des salariés : parmi les populations opérationnelles comme celles des encadrants. Enfin, ces constats concernent les salariés qui perdent leur emploi, mais aussi, et c’est la partie la moins visible de l’iceberg, les salariés qui restent, ceux qui sont nommés « les rescapés ».
Angélique Boutry: Il est important d’ajouter un autre point. Les réorganisations en général, et pas seulement les restructurations avec réduction des effectifs, peuvent générer des problèmes de santé. C’est ce que les scientifiques, réunis à la demande la Commission Européenne, via la DG Emploi, en 2008-2009, appellent les « restructurations permanentes »[1]. Ces modifications des processus de travail, des règles ou encore des périmètres de poste sont à la fois inhérentes à toute organisation afin de répondre à son environnement, et ont un impact sur la santé des salariés. Il n’est donc pas étonnant lorsqu’on lit les études issues des sciences de gestion, ou encore de certains grands cabinets en organisation, de voir que, dans une très large majorité des cas, ces réorganisations récurrentes n’atteignent pas leurs objectifs, et notamment leurs finalités économiques[2]. Non seulement les conséquences sur les conditions de travail ne sont pas intégrées en amont, mais, en outre, l’insuffisante prise en compte du facteur humain conduit à un échec opérationnel et financier du projet de changement. Pour autant, les entreprises persistent à mener des réorganisations selon des méthodes susceptibles d’être à risque pour la santé de leurs collaborateurs et pour leur viabilité financière.
AD : L’employeur bénéficie tout d’abord, selon le Code du travail, du principe de la liberté d’entreprendre (Article L. 212-4), et dispose à ce titre du pouvoir d’organiser l’entreprise comme il l’entend. Cependant, à la suite d’une série de directives au niveau européen, la réglementation française a évolué afin d’intégrer la santé non seulement physique mais aussi mentale dans les obligations de l’employeur (Article L. 4121-1 du Code du travail et Accord National Interprofessionnel du 2 juillet 2008). Concernant les réorganisations plus précisément, pour les entreprises disposant d’un CHSCT, ce dernier doit être obligatoirement consulté « avant toute transformation importante (…) de l’organisation du travail »(Article L.4612-8 du Code du travail). Le CHSCT peut en outre avoir recours à une expertise, prise en charge par l’employeur, en cas de « projet important modifiant les conditions de santé (…) ou les conditions de travail » (Article L. 4614-12 du Code du travail). Il reste ensuite, et ce n’est pas une mince affaire, à l’employeur et aux représentants du personnel à s’entendre sur l’appréciation de l’importance du changement, une notion qui conserve un contour assez flou, et qui entraîne souvent un arbitrage long et complexe devant un tribunal.
AB : Et c’est justement le contexte jurisprudentiel français qui peut fournir une trame intéressante afin de saisir plus finement les conditions de mise en œuvre d’une réorganisation. Depuis l’« arrêt Snecma » (Cass. Soc., 5 mars 2008, n°06-45.888), la jurisprudence a témoigné à plusieurs occasions qu’un juge pouvait suspendre, voire annuler une réorganisation, si celle-ci présente, selon une expertise CHSCT, des dangers pour la santé ou la sécurité des travailleurs. Plus récemment, des juges sont allés plus loin en considérant la réorganisation planifiée par une entreprise sous l’angle de risques psychosociauxet la faiblesse de leur anticipation, renvoyant la direction à sa copie. La réduction d’effectifs envisagée par la Fnac dans les fonctions support de ses magasins de province a ainsi été suspendue fin 2012 par la Cours d’appel de Paris (CA Paris, 13 décembre 2012, n°12/17589 et 12/17601). Cette dernière a estimé que l’entreprise avait failli à son obligation de sécurité de résultat, notamment sur deux aspects. D’abord, les dispositifs de formation et d’assistance psychologique par téléphone mis en place par la Fnac étaient insuffisants pour prévenir les risques psychosociaux découlant du projet. Ensuite, les conséquences pour les « rescapés », principalement de transferts de charge de travail, ne bénéficiaient ni d’une évaluation claire, ni de mesures correctives satisfaisantes. Cette décision renforce davantage l’obligation de prévention des risques de la part de l’employeur, tout en reconnaissant la recevabilité d’un CHSCT à saisir un juge dans le cadre d’une réorganisation sur la question de prévention des risques psychosociaux.
AD : Si le recours à la voie judiciaire est une option afin de s’assurer une meilleure prise en compte de la santé, elle reste extrêmement couteuse tant pour l’entreprise que pour ses salariés, notamment parce qu’elle laisse s’installer dans le temps une situation conflictuelle. Il est préférable que direction et salariés agissent conjointement en amont et de manière proactive et participative. L’employeur peut ainsi accompagner une réorganisation avec les élus (CE et CHSCT) ainsi que les professionnels de la prévention (médecin du travail, préventeurs, voire managers) par une démarche de conduite du changement intégrant ajustements organisationnels et management participatif. C’est ce que préconisent le rapport européen HIRES, dont nous avons parlé plus haut, le rapport Lachmann-Pénicaud-Larose (2010) ou encore le Plan d’urgence du Ministère du Travail pour la prévention du stress au travail (2009) par le biais d’une étude d’impact humain du changement, selon le même principe que celles déjà obligatoires en externe pour les « étude d’impact social et territorial » dans le cadre des PSE. Ce type d’étude cherche à analyser l’impact du changement, et en particulier à détecter à l’avance les impacts négatifs. L’objectif d’une telle démarche amont est d’identifier les zones de tensions qu’un projet peut générer, et, par la mise en discussion au sein d’un comité de pilotage paritaire dédié, d’y apporter les aménagements nécessaires, voire des actions correctrices sur le plan organisationnel.
AB : Quelques éléments méthodologiques sur la conduite d’un tel dispositif. L’étude d’impact s’appuie sur un recueil auprès des populations ciblées par le projet à partir de méthodes quantitatives et qualitatives. L’analyse doit déboucher sur un plan de prévention qui anticipe les risques potentiels pour le personnel concerné. Il est recommandé que ces informations soient consignées dans le volet RPS du Document Unique des risques professionnels afin d’assurer une traçabilité et un suivi dans le temps. L’étude permet également d’identifier les besoins induits par le changement, besoins auxquels il convient de répondre si l’on veut réduire les tensions, comme par exemple la mise à disposition d’un temps suffisant à l’apprentissage de nouvelles techniques que requière le changement. Par ailleurs, et ce point est crucial, ce dispositif doit être intégré aux outils de planification stratégique et de conduite de projet existants. L’étude doit se poursuivre lors du déploiement du projet, toujours avec comme clé de voute le comité de pilotage, afin de saisir les ajustements éventuellement nécessaires chemin faisant. Une fois le projet mené sur le plan opérationnel, il est nécessaire pour le comité de pilotage de conduire la phase de retour d’expérience afin de cerner les zones de satisfaction et celles nécessitant un affinage supplémentaire. L’ensemble de ces éléments relève, vous le voyez, du bon sens, mais d’expérience, le lien entre modification du cadre de travail et RPS n’est malheureusement pas encore pleinement anticipé. Pourtant ce type d’accompagnement, le plus en amont possible, permet de juguler, de manière pragmatique et participative, les effets négatifs pour les salariés et les managers, le climat social de l’entreprise et le fonctionnement efficient de l’organisation.
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Antoine Debure
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[1]Rapport HIRES, ss dir. Kieselbach T (2009). Health in Restructuring. Innovative Approaches and Policy Recommendations (222 p). Version française (80 p) : La santé dans les restructurations : approches innovantes et recommandations de principe. Rapport disponible sur le site internet du ministère du travail : https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/rapHIRES.pdf
[2] Selon les différentes études, entre 60 et 80% des projets de changement dans les entreprises n’ont pas atteint leurs objectifs économiques. Pour plus de détails, quelques suggestions de lectures :
Higgs, M., Rowland, D., 2005, “All Changes Great and Small: Exploring Approaches to Change and its Leadership”, Journal of Change Management, 5(2), pp. 121–51.
Insern, J., Pung, C., 2006, “Organizing for successful change management: A McKinsey global survey”, The McKinsey Quarterly.
Keller, S., Aiken, C., 2009, « The Inconvenient Truth About Change Management. Why it isn’t working and what to do about it », The McKinsey Quarterly.